Lesbiennes invisibles et guerre des autocollants, Sappho1900 raconte l’activisme LGBT dans une fac écossaise

En dernière année de fac, j’ai eu l’occasion de partir en échange à l’université d’Édimbourg. Étudiante ouvertement lesbienne et féministe radicale, j’avais produit plusieurs travaux sur le séparatisme lesbien et les Women’s Lands aux États-Unis. Avant mon départ, je m’étais renseignée sur la communauté lesbienne de la ville. N’ayant rien trouvé sur internet, je me disais qu’il me serait plus facile de rencontrer d’autres lesbiennes sur place. Bien qu’enrichissante, cette expérience a également été source de déception, notamment face au climat de tensions et de violence qui a régné sur le campus.

Frigay – 14 septembre 2018
LGBTQ+ activities fair 13h-16h

Durant la semaine de bienvenue aux nouveaux étudiants, ma résidence étudiante organise un rendez-vous pour nous rendre en groupe à un salon LGBTQ+, une présentation des groupes culturels LGBT de la fac. 

Nous sommes trois au rendez-vous : un camarade gay californien, une étudiante dont je ne connais pas l’orientation sexuelle (mais en couple avec un garçon) et moi. Le salon a lieu dans le Teviot Row House, un grand bâtiment du campus réservé aux activités étudiantes (soirées, vintage fairs, projection de films etc.) On y trouve un restaurant, un bar et des salles que les clubs peuvent réserver. À notre arrivée, nous faisons un tour des stands, ces derniers sont tenus par des élèves portant des badges plastifiés indiquant les pronoms à utiliser. Je comprendrai plus tard qu’une grande partie du staff de l’université porte ces badges et qu’au début de certains séminaires (équivalents des TD en France) un tour de table des pronoms est effectué.

Interview de la Women’s officer de la Pridesoc dénonçant les réactions négatives contre les badges de pronoms à l’université d’Edimbourg. On apprend dans cet article que ces badges étaient distribués (et fabriqués) par l’université aux élèves, à l’initiative de la Pridesoc notamment.

Je fais remarquer à mon camarade homosexuel qu’il n’y a aucun stand spécifiquement lesbien. Il me répond qu’il n’avait pas remarqué, mais qu’en effet c’est étrange. Nous continuons notre tour du salon, au centre se trouve un stand où un homme nous propose des sachets remplis de préservatifs et lubrifiants. J’ouvre le mien et note qu’encore une fois, les lesbiennes sont invisibles, le sachet ne contient que des préservatifs masculins.

Après ce tour rapide, nous décidons tous les trois de nous rendre dans la librairie indépendante The Lighthouse, réputée à Édimbourg et en Écosse pour son engagement envers la communauté LGBT. Sur la porte, des stickers engagés pour la cause des trans et des non-binaires recouvrent la vitre. J’apprendrai plus tard que ces stickers sont fabriqués par le groupe Sister Uncut Edinburgh, un groupe transgenriste qui jouera un rôle important les mois suivants dans l’affrontement idéologique qui se produira sur le campus.

Dans la librairie elle-même se trouve un rayon LGBT+ ainsi qu’un rayon féministe. J’achète ce jour-là le seul livre féministe radical que je trouve dans cette librairie (et dont l’autrice avait ouvertement critiqué le transsexualisme dans les années 70) : Pure Lust de Mary Daly, publié en 1984. 

Nous rentrons ensuite à la résidence.

→ LGBT+ Bar Crawl

Peu avant dix-neuf heures, je rejoins d’autres camarades de ma résidence pour nous rendre ensemble au point de rendez-vous de la tournée des bars organisée par la Pridesoc. Je suis accompagnée par trois camarades, tous des hommes homosexuels. Lorsque nous arrivons dans le jardin d’été de Teviot, je reconnais des membres de la Pridesoc croisés le matin même. Nous sommes divisés en plusieurs groupes. Nous faisons ensuite des présentations où chaque personne doit donner son nom et ses pronoms. J’apprends donc que dans mon groupe, nous sommes cinq femmes et une personne non-binaire. Cette dernière est la « bisexual and pansexual officer » au sein de la Pridesoc. Nous faisons ensuite le tour des bars, trois en tout. Ces derniers sont à New Town, assez loin de la vieille ville où se trouvent les principaux bâtiments de l’université. Dans chaque bar, je note la présence d’un grand nombre de femmes trans et de drag queens, ainsi que d’hommes gays. Je suis en compagnie ce soir-là de la seule autre lesbienne croisée durant mon séjour (ma colocataire mise à part), elle est Lituanienne et étudie la psychologie. 

Dans le dernier bar que je visite, j’ai l’occasion de discuter avec la non-binaire du groupe, à qui je pose des questions concernant la Pridesoc. J’apprends ainsi que la majorité des membres du comité sont trans et que les lesbiennes n’ont pas de représentante dédiée parce que, m’explique-t-elle, « les lesbiennes ne sont pas une minorité invisible comme le sont les trans »

Début de la « guerre des autocollants »

Au mois d’octobre, un communiqué publié sur la page Facebook du groupe Pridesoc accuse la rectrice de la faculté, Ann Henderson, de transphobie suite à la re-publication sur sa page twitter d’appels lancés par les organisations FairPlayforWomen, Woman’s Place et Transgender Trend à engager une conversation concernant la réforme du GRA (Gender Recognition Act) et ses répercussions sur les droits des femmes.

Explications sur le projet de réforme du GRA (Gender Recognition Act).

Le Gender Recognition Act de 2004 est un acte parlementaire établi en réponse à un jugement de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui déclare que l’impossibilité pour une personne trans de changer légalement de sexe constitue une atteinte à ses droits humains, conformément aux articles 2 et 8 de la Convention des Droits de l’Homme.

À l’été 2018, le gouvernement britannique a lancé une consultation sur une possible réforme du GRA, soutenue par les groupes nationaux LGBT comme Stonewall. Cette réforme entraînerait la suppression des anciens pré-requis permettant de déposer une demande de changement légal de sexe :  un diagnostic médical de dysphorie de genre et vivre deux ans dans le genre d’identification. Cette élimination se ferait au bénéfice de l’auto-identification comme seul pré-requis et permettrait de démédicaliser le processus de reconnaissance légale de l’identité de genre. 
Cette réforme veut aussi changer les « protected characteristics » qui, comme leur nom l’indique, sont les caractéristiques protégées par la constitution du Royaume-Uni afin d’empêcher les discriminations à l’emploi et le harcèlement. Ces caractéristiques ont été redéfinies et les provisions légales renforcées dans le cadre de l’Equality Act de 2010. Ces caractéristiques sont : l’âge, le handicap, le « ré-assignement » de genre, le mariage et le PACS, la grossesse et la maternité, la race, la religion ou la croyance, le sexe et l’orientation sexuelle. La protection concernant le sexe inclus notamment les espaces réservés aux femmes ainsi que les postes représentatifs créés dans le but de donner une meilleure visibilité politique aux femmes.
Il a été soulevé que la place des personnes trans s’identifiant comme femme est floue dans ce contexte : considère-t-on qu’il n’existe aucune différence sexuelle dès lors qu’une personne a changé légalement de sexe, ou bien faut-il maintenir des postes réservés aux personnes de sexe féminin ? Début 2018, ce problème avait notamment été soulevé par les femmes du parti travailliste anglais, le Labour Party, lorsqu’un nombre conséquent de femmes trans avaient été élues à des postes réservés aux femmes (Women’s Officers). A la suite de ces élections et du refus du parti d’entendre leurs arguments, pas moins de 300 femmes adhérentes au parti ont rendu leur carte. On notera également la démission de 7 députés travaillistes du Parlement

Mais revenons à Édimbourg. 

Au mois de novembre, je remarque aux abords de la fac et dans le campus des autocollants et hashtags féministes contestant le transgenrisme et l’invisibilisation des lesbiennes.

Le soir-même, les autocollants et graffitis sont dénoncés sur la page Facebook de la Pridesoc. Les modérateurs invitent à les signaler auprès des autorités de la fac et à les arracher, en précisant de faire attention aux lames de rasoir que les « TERFs » cacheraient dessous. Je me dis que les légendes urbaines ont la vie dure, pour avoir vu ces stickers de près, je peux affirmer sans me tromper que ces lames de rasoir n’existent pas.

Qu’est-ce qu’une « TERF » ?

Inventé en 2008 par l’activiste pro-trans Viv Smythe, ce terme est l’acronyme de « Trans-Exclusionary Radical Feminist », soit « Féministe Radicale Excluant les Trans ». Bien que faisant partie d’une campagne de diffamation contre le festival lesbien américain Michigan Womyn’s Music Festival, cet acronyme avait à la base une intention descriptive et neutre. Depuis, c’est devenu une insulte qui n’a plus rien à voir avec la définition de base. Pas besoin d’être féministe pour être une « TERF », même des personnes trans sont traitées de « TERF ». Il suffit de critiquer l’idéologie trans dominante (par exemple « les femmes peuvent avoir un pénis », « les lesbiennes devraient être attirées par les femmes trans ») pour être cataloguée « TERF ». Dans les pays anglo-saxons en particulier, être étiquetée « TERF » peut mener à être harcelée, menacée ou encore boycottée.

Peu de temps après, lors d’un cours, alors que nous discutons avec ma tutrice de féminisme et de théorie littéraire, je lui explique que je suis lesbienne et féministe radicale. Elle répond qu’elle n’a aucun soucis avec le féminisme radical en lui-même mais qu’elle déteste les « TERFs » et qu’elle ne peut pas les supporter.

Consciente qu’être identifiée par ma tutrice comme une « TERF » dans une période aussi tendue risquerait de m’attirer des ennuis avec les autorités de l’université, je préfère ne rien dire.

Le président de l’université a publié dans le Times une lettre dénonçant celles qui collaient les stickers, affirmant que l’université ne saurait tolérer ces actes de haine et appels à la violence.

Début 2019, j’apprends sur les réseaux sociaux que For Women Scotland organise le 31 janvier une conférence-débat sur la réforme du GRA et les implications que cette dernière aurait sur les droits des femmes.

Dans les jours qui précèdent l’événement, je vois des appels à empêcher la tenue de l’événement sur les pages Twitter et Facebook de la Pridesoc et de la librairie The Lighthouse. Je découvre alors le groupe Sisters Uncut Edinburgh, un groupe se déclarant radical et prônant la violence envers les personnes identifiées comme « TERFs » et allant jusqu’à comparer les « TERFs » à des fascistes.

Un stand de l’association Sisters Uncut. Il est écrit sur une affiche « NO TERFS NO SWERFS NO FASCISTS ». Le terme « SWERF » (Sex-Worker Exclusionary Radical Feminist) désigne les femmes contre la pornographie et la prostitution. Comme le mot « TERF », il est vidé de son sens. Même des femmes prostituées ou survivantes de trafic humain se font traiter de « SWERF » sur les réseaux sociaux, parce qu’elles dénoncent la violence du milieu et/ou sont pour la pénalisation des « clients ».

Sur leur Twitter circule un document demandant à l’hôtel (Apex Hotel Grassmarket) où se tient l’événement de l’annuler et de présenter leurs excuses à la communauté LGBT de la ville. La veille de l’événement, je reçois un mail me faisant savoir que la sécurité sera renforcée avec vérification des sacs et des pièces d’identité, en raison des nombreuses menaces reçues par l’hôtel et la possibilité d’une manifestation violente.

Le soir venu, c’est la boule au ventre que je me rends à l’hôtel, situé non loin du château à Grassmarket. Lorsque j’arrive, une foule d’activistes pro-trans se tient devant l’entrée. Bien que la manifestation soit pacifique, je reconnais les membres de la Pridesoc et, angoissée à l’idée qu’on me reconnaisse, je décide de faire demi-tour.

En rentrant, ma colocataire lesbienne me fait savoir qu’un groupe transphobe a encore organisé un événement pour protester contre les droits des trans. Lorsque je lui demande sur quoi porte l’événement, elle me répond qu’elle ne sait pas, mais me montre la publication sur la page Facebook de la Pridesoc. Cette dernière n’est pas plus éclairante : ces femmes sont transphobes, leur événement aussi, et il faut donc manifester notre soutien à la communauté trans en les dénonçant.

Cet événement est suivi d’un renforcement de ce que je nomme a posteriori « la guerre des stickers ». Loin de disparaître suite aux mesures prises par l’université — notamment la recherche des coupables sur les caméras de sécurité — les autocollants se multiplient : chaque « camp » colle les siens et arrache ceux de l’autre. La zone où on trouve ces stickers s’étend aux rues adjacentes à la fac, aux réverbères, aux parcs, aux arrêts de bus. Parmi les stickers distribués gratuitement par la Pridesoc, en association avec Sisters Uncut Edinburgh, on trouve notamment des célébrations des « lesbiennes » trans, qui sont décrites comme « vives et sexy ».

Des autocollants distribués par l’association LGBT de la fac d’Édimbourg. Parmi les slogans : « les sorcières trans contre le capitalisme », « tous les bigots doivent tomber », « peut-être que t’es trans », « donne une couronne à toutes les filles trans », « décolonise le genre, aime tous les corps possibles », « révolte trans ». Il y a aussi des références à Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera, vus à tort comme instigateurs des émeutes de Stonewall.

Des invectives aux « TERFs », accompagnées de menaces de violence, font également leur apparition sur le campus, sur les panneaux à l’extérieur de Teviot notamment.

Les élections étudiantes

Parmi les autres événements notables survenus lors de mon séjour, les élections des représentants étudiants au printemps marquent pour moi un point de non-retour dans l’idée que je me faisais de cette fac. J’avais bien compris que l’exclusion des femmes radicales et lesbiennes était institutionnelle, mais dans ces élections leur mépris s’est affiché au grand jour, sans jamais être dénoncé. 

Le journal de la fac, The Student, s’est fait l’écho, ainsi que le site de l’université, des professions de foi des candidats, publiant chaque jour des interviews sur leur site internet. Frappante chez les candidats aux postes de représentants LGBT ou de représentante des femmes est l’omniprésence de la question des fameux autocollants et de la lutte contre la transphobie. Pas une fois ne sont mentionnées les lesbiennes, nous sommes les femmes invisibles.

Note : Quand Sappho1900 m’avait envoyée l’article il y a quelques mois, elle avait joint des liens vers des interviews des différents candidats par le journal étudiant. Malheureusement, leur site internet ne semble plus exister. Je ne publie donc que les commentaires qu’elle a fait sur ces interviews.

Dans l’interview de Rosie Taylor suite à son élection au poste de LGBT+ Liberation officer, les lesbiennes n’étaient mentionnées qu’une seule fois, pour dire que parfois nous ne voulons pas être inclues dans la communauté. En comparaison, il y avait 26 mentions du mot « queer » ou un de ses dérivés.

Dans l’interview d’Elliot Byrom, suite à son élection au poste de trans and nonbinary Liberation officer, il parle les autocollants présents sur le campus et des mesures de sécurité prises – notamment le visionnage des caméras de sécurité.

Quant à Martha Reilly, seule candidate au poste de Women’s Liberation Officer, elle a mentionné 11 fois les femmes trans et les autocollants sur le campus. Dans une autre interview après son élection, elle a continué de parler des femmes trans et des autocollants. Les lesbiennes n’étaient mentionnées que regroupées avec les « queers », pas pour parler de problématiques spécifiques aux lesbiennes.

Après mon départ, une partie des membres de l’association Liberation, qui prétend lutter contre toutes les discriminations sur le campus, a démissionné suite au refus de l’université d’annuler la venue début juin de Julie Bindel, féministe radicale et lesbienne, invitée pour discuter des droits des femmes.


Merci à Sappho1900 pour ce témoignage ! Tu peux la retrouver sur Twitter.

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